chapitre 1,1 : Lua ?


- C’est dingue, c’est complètement dingue.

Sa voix résonne à peine.
Elle n’a aucun souvenir, sa mémoire ressemble à cette plage : sans trace, à part celle que son corps y a imprimé. Assise face à l’eau plane, le soleil la réchauffe. Ses habits sont déchirés et pendent lamentablement autour d’elle.

- Je m’appelle…Je m’appelle…Je suis…Je suis une fille. Je suis sur une plage.

La plage de sable fin semble rejoindre l’horizon, derrière la dune une forêt se dessine, noire et drue.
Aucune trace dans le sable, pas un vieux débris, pas un coquillage à ramasser, même l’eau ne fait pas l’effort de vouloir ressembler à quoi que ce soit : mer, océan, lac, mare, maringot… clapotis irrégulier, une absence d’écume, une absence de bruit de vie.
Eau ou forêt… Ses pieds choisissent pour elle.
Au premier chêne la chaleur de la plage l’abandonne, elle resserre sur ses épaules les haillons qui la couvrent. Les troncs sont épais, le sable a laissé place à une mousse spongieuse.
Le silence la cloue un instant à l’orée du bois, mais un coup d’œil vers la plage lui confirme sa première impression : pour retrouver un semblant de civilisation, elle est dans la bonne direction.

- Ho héééééééééééééééééééééééééééé !

Tant pis, ça aurait été trop beau. Quand il faut y aller…

La mousse absorbe ses pas et lui évite au moins de se blesser les pieds. Elle n’a jamais aimé marcher pieds nus, c’est bien trop de boulot après pour retrouver une peau blanche et satinée. Les arbres ont des racines jaillissantes entre lesquelles la terre a formé des marches irrégulières, y avancer devient vite épuisant. Rapidement, la dune disparaît derrière un rideau végétal, mais il n’y a toujours aucun chemin en vue.
Son ventre gargouille, elle n’a pas vu de buisson à baies, ni d’arbres fruitiers.

- Hé hoooooooooooooooooooo, hé ho, hé ho, hé ho !

Elle s’assoit entre deux racines velues. A gauche, à droite, devant : la forêt est identique à elle-même, moussue, feuillue, silencieuse, verte. En l’air ? C’est pareil.

- Y’a même pas un nid…

Encore plus fou, de vouloir grimper sur un arbre dont les premières branches sont largement à un mètre au-dessus de sa tête.

- J’aimais déjà pas ça quand j’étais gosse…Allez, ma vieille, t’es pas là pour rigoler. En tout cas, c’est pas drôle.

Elle arrache un bout de sa manche pour nouer ses cheveux du mieux qu’elle peut, puis se cale, se tend, se cambre, s’agrippe, retombe à terre, fait le tour de l’arbre pour en étudier la meilleur approche ; et sa deuxième tentative la trouve rouge et en sueur, victorieusement juchée sur la première branche.

- Et on applaudit chaleureusement la grande vainqueuse du concours de chat perché !

Fière et ragaillardie, elle attaque l’ascension par la face nord, usant de toutes les ressources enfouies en elle sous des années d’abstinence de grimpette. Une deuxième branche, une troisième, elle est maintenant à plus du double de sa propre hauteur, mais il lui reste encore au moins deux fois autant de distance à parcourir pour atteindre le faîte. L’écorce est plus douce au fur et à mesure qu’elle s’élève, les branches s’amenuisent, et elle est bientôt bloquée, ne pouvant plus monter, au risque de voir son perchoir se briser.
Un coup d’œil circulaire ne lui en apprend rien de plus : cette fichue forêt s’étend dans une infinité émeraude et opaque, une cloche feuillue empêchant le soleil d’atteindre le sol.

- Génial. J’ai plus qu’à redescendre.

Jaugeant le chemin du retour, elle laisse prudemment glisser une jambe, tâtonne pour trouver son appui. La difficulté de la descente lui fait marmonner des jurons. Impossible de bien voir où elle doit poser ses pieds, et elle a trop peur d’une chute pour oser se retourner et visualiser les prochaines haltes possibles. Ainsi concentrée, elle ne perçoit pas tout de suite les cris et aboiements lointains. Une meute gigantesque secoue les taillis, juste à la limite de son champs de vision : des bêtes semblent se déplacer à une vitesse folle, des bêtes au pelage sombre, bien plus grands que des chiens, dont elle ne peut voir que des bouts. Oreilles longues et dressées, queues frappant l’air et les branchage avec une vigueur ravageuse, pattes griffues raclant la mousse, le tout dans un malstrom de feuilles, de bois, de bruits sourds et grondants, qui la tétanise. Derrière ces chiens grotesques, des formes humaines passent, comme planants dans les effluves de poussière. Les rares rayons de soleil font scintiller leurs tenues et ce qu’ils tiennent en main, si fort qu’elle doit fermer les yeux.Tournant le dos à cette furie, elle se recroqueville d’instinct derrière le tronc. Elle se rend compte qu’elle respire vite, très vite, se prend à prier pour que son souffle ne soit pas perçu par cette équipée sauvage. Ses mains sont arrimées au tronc, comme fondues dans l’écorce. Et elle guette dans son dos le sifflement du passage des formes.
En quelques instants, -une éternité-, la forêt retrouve pourtant son silence. Un mot résonne comme un chant, répété par une voix si ténue… Lua, Lua, Lua, Lua
Elle lâche progressivement son arbre, fait craquer ses doigts endoloris. Machinalement, elle tente d’avaler sa salive, sa déglutition ratée la fait tousser et rouvrir les yeux.

- Bon sang, mais qu’est-ce que c’était que ce cirque ???

Le plus silencieusement possible, elle rejoint le sol, et accroupie, d’arbre en arbre, se dirige vers le lieu de passage.

Le sol est ravagé. Des bulldozers n’auraient pas fait moins de dégâts : mousse, racines, branchages, feuilles, hachés grossièrement, sont éparpillés, formant un chemin de désolation entre les arbres. Certains chênes sont même profondément entaillés, comme raclés par des milliers de griffes, les troncs hérissés d’épines folles.
Massacre.
C’est le premier mot qui lui vient.
Un vrai massacre.
« Soit je suis ces choses, soit je remonte leur piste… »
Un frisson la saisi à l’idée de se retrouver face à face avec les chiens et leurs maîtres.
« Vaut mieux être seule que mal accompagnée… »

Prenant bien garde à ne pas faire trop de bruit, elle se remet en route, remontant le fleuve de dévastation. Par endroits, le sol semble plus creusé, comme si les chiens l’avaient gratté plus longuement.
Et toujours cet horizon vert, pas un animal, pas une fleur, rien que des chênes à perte de vue.

« Déprimant. »

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