avec les oiseaux

C'est vraiment difficile de respirer. L'eau gargouille dans ses tuyaux, un voile couvre son regard, elle ne voit plus ce qui l'entoure depuis quelques jours déjà.

Avant, elle était dans une jolie chambre, exposée au sud, elle pouvait regarder les oiseaux picorer dans la cour et construire leurs nids. Aline l'installait près de la fenêtre, Madame Jean lui rendait visite pour le goûter, elles ne se racontaient plus que les soucis articulaires, les photos parlaient pour elles de leurs maris, de leurs enfants trop éloignés.

- Et vos doigts, aujourd'hui?
- Oh, j'ai mis une nouvelle crème. Elle n'est pas plus efficace, mais elle sent bon.
- Oui, ils font de bons produits maintenant. Moi, je prend de la D**. Je préfère quand c'est fluide, j'en mets moins.
- C'est un avantage. Qu'avons-nous au menu?
- Du poisson. On est vendredi.
- Déjà?
- Déjà.

Du lavabo au lit, du lit à la fenêtre, les journées passaient sans heurts, batailles de chaque geste contre le temps.

Elle a voulu déménager, changer d'étage, pour mieux voir les oiseaux, pour être voisine de Madame Jean. Alors Aline et l'homme d'entretien ont emballé toutes ses affaires, poussé le lit. Elle a même décidé de se séparer des vieilles assiettes, souvenirs des cinq fois où elle était partie en vacances avec son mari. La chambre était tout aussi claire, repeinte à neuf l'an passé, vraiment agréable.

Et puis elle avait commencé à tousser. Le docteur ne trouvait pas cela inquiétant, après tout, ce n'était ni un virus, ni une bactérie, simplement une petite allergie qu'on allait traiter bien vite. Madame Jean avait repoussé ses visites, le temps que les examens soient faits, ne voulant pas risquer une quelconque contagion, ce qui était fort compréhensible. Mais les oiseaux venaient aussi moins souvent à sa fenêtre, elle les effrayait à chaque quinte de toux. Aline continuait de lui porter ses repas, s'étonnant de son manque d'appétit.

- Il faut manger, sinon votre corps n'aura pas assez de forces pour guérir!

- Il faut manger, allons, c'est plein de vitamines…

- Il faut manger, s'il vous plaît, c'est votre plat préféré.

- Il faut manger, goûtez au moins la soupe…

- Il faudrait manger un peu, sinon le docteur ne sera pas content quand il reviendra.

- Il faudrait boire un peu, au moins ce verre, je vous ai fait toute une cruche de grenadine, vous aimez bien la grenadine, d'habitude…

- Mangez… S'il vous plaît…Rien qu'une cuillère...

"La fuite monotone et sans hâte du temps : survivre encore un jour, une heure obstinément, combien de tours de roues, d'arrêts et de départs qui n'en finissent pas de distiller l'espoir…"

Cette chanson d'après guerre, combien de fois l'a-t-elle entendue, remâchée, pressant sur son bras la marque indélébile.

Cela fait soixante-trois ans qu'elle "survit obstinément", mais pourquoi?

Les oiseaux ne sont pas venus du tout aujourd'hui. De toute façon, elle n'aurait pas pu les voir, elle a tellement de mal à respirer qu'elle ne se lève plus. Ses doigts accrochent une dernière fois ses deux pendentifs : l'étoile qui lui venait de sa mère, la croix qu'un passant lui avait donné, pour la protéger. Plus personne ne viendra pleurer sur sa vie perdue, elle l'a compris en regardant Madame Jean uniquement préoccupée de ses crèmes, et la photo de son fils parti vivre en Italie.

Elle râle. Aline est de service demain matin. Au moins, elle saura quelle tenue lui passer.

Pourvu que personne ne l'empêche de glisser dans le silence. Dans la paix. Avec les oiseaux.

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