chapitre 2 , 2 : Liareh

C'était juste avant les ténèbres, je cherchais des baies, et le Domaine m'offrait ses plus beaux fruits. J'ai toujours eu cette chance, qu'Il m'accepte et approuve ma cuisine, et à l'époque je découvrais fréquemment de nouveaux produits chargés de pouvoirs. Enfin! Ce temps est révolu…

Ycelou était bien plus belle au couchant, dans l'heure qui précédait les ténèbres et leurs monstres enfin lâchés. La lumière était plus douce, les bêtes profitaient des derniers moments de trêves, et les passants n'affluaient pas encore.

- Les passants?

- Les ombres. Tu en verras cette nuit. Ils errent, jusqu'à ce que les monstres les chassent ou les tuent. Ainsi vit le Domaine... Mais laisse-moi continuer.

Nour triturait un collier d'améthyste, qu'elle portait d'ordinaire au contact direct de sa peau, et qu'elle avait à l'instant sorti de son décolleté.

- Oui, pardon, Nour.

- Ce n'est rien.

Un homme tirait une brouette emplie d'outils, jeune et bien fait, portant de beaux habits. J'ai vu immédiatement qu'il n'était pas comme les autres: dans son regard, il y avait cette flamme qui s'éteint vite ici. Une envie d'autre chose et la conviction qu'il allait pouvoir le créer de ses mains. Je te passe les détails de notre entrevue, mais il a été d'une élégance dans ses manières, et d'une gentillesse qui a fait fondre mon cœur de jeune fille.

Nous avions discuté toute la nuit. Apparemment, il était ici depuis plus longtemps que moi, et semblait connaître beaucoup de choses. Je le prenais pour un grand savant, bien qu'il ne portât pas la plume des Conservateurs. Il avait de grands projets: ériger des tours de guet, y installer des alchimies, pour épier les vandales et comprendre les flux des passants. Mais ce n'était qu'un commencement: il voulait ensuite réunir d'autre braves et constituer une force qui pourrait, grâce aux tourelles, prévenir les attaques des monstres, voire même repousser ces bêtes aux confins du Domaine.

Liareh… Le porteur de rêve… Je l'ai suivi. J'ai vécu avec lui de nombreux anniversaires, au gré de nos campements, à travers tout le Domaine. Je ne participais pas à leurs constructions, j'étais devenue une sorte de cantinière. Je n'ai jamais eu le goût de la menuiserie. J'aimais mon beau prince des bois, je l'aurais accompagné dans toutes ses folies… Nos compagnons ne ménageaient pas leurs peines, à la recherche des bois les plus durs, montant des piliers, installant des plates-formes au milieu des arbres. Je me souviens du péril de cet exercice, car les poutres étaient lourdes et nos poulies cassaient fréquemment: le Domaine ne voulait pas que Son ordre soit changé. Du moins c'était ce que j'en avais conclu. Comme le chantent nos traditions, l'omnipotence du Domaine préside partout où son nom résonne. Liareh, lui, ne croyait pas à cette toute-puissance. Oh non…Quel fou!

Les journées étaient consacrées à la recherche de bois, au travail manuel; les soirées voyaient nos discussions s'enflammer autant que les foyers qui réchauffaient nos soupes. J'appris ainsi l'existence de Mumius, un des plus vieux Conservateurs ayant troqué sa charge contre celle de l'élevage et de l'entretient des monstres du Domaine, et la supervision d'un groupe de forcenés, qui s'appelaient eux-mêmes "les Couteaux". Hakamio l'accusait de s'opposer à leur œuvre, s'emportant dès l'évocation de son nom dans des diatribes assassines. Il était certains soirs calmé par Rayel, -t'en ai-je déjà parlé? Non. Rayel s'occupait, et s'occupe toujours des chasses et des molosses. Un homme répondant en miroir à ses interlocuteurs, tu le croiseras sûrement… Il élève les chiots du Domaine, leur apprend à reconnaître et suivre les passants, puis les confie à Mumius. Bien qu'il ne soit pas attaché à son service… Je n'ai jamais compris pourquoi mon compagnon et son frère l'accueillaient aux veillées. Il ne venait pas souvent, les visiteurs étaient rares, cela nous changeait un peu.

Le temps passait lentement…Il nous avait fallu presque trois ans pour ériger huit tours, et notre alchimie en nécessitait une neuvième pour fonctionner. A ce moment là, notre compagnie comptait un peu plus d'une vingtaine de bâtisseurs. Hakamio et son groupe apportait les dernières coupes de cette dernière tourelle, Liareh et ses hommes finissaient de préparer le système de cordage pour enchâsser les planches entre deux arbres.

Je me souviendrait toujours de cette journée…Il y eu d'abord un orage sec, des coups de tonnerre et une chaleur moite, sans le moindre nuage à l'horizon. L'air empestait le plomb. Les hommes continuaient leur ouvrage. Nous avons entendu en premier les raclements des molosses. Puis les hurlements des crevards. Mumius avait dû organiser une chasse, mais l'exceptionnel, c'était qu'elle se déroule en plein jour, sans aucun flux de passant à proximité. Ils contournèrent notre campement, sans que nous puissions apercevoir un seul Couteau. L'orage prit fin en quelques longues, et notre tour avait fière allure…

Liareh entrepris d'y installer l'alchimie de voyance, sans résultat: il n'arrivait pas à joindre le scintillement des pierres des huit premières tourelles. Nous partîmes alors, huit groupes de bâtisseurs, un par guet, pour vérifier leur état.

Nour faisait maintenant tourner son collier autour de sa main, tandis que de l'autre elle serrait sa jupe, à en avoir les phalanges blanches. Elle se taisait, la respiration saccadée, comme au bord des larmes; puis se repris et, rangeant son collier contre sa peau, continua:

Quelle horreur c'était… Chaque groupe constata les mêmes dégâts. Elles gisaient, fracassées, anéanties. Eparpillées dans Ycelou. On aurait à peine pu en faire des allumettes. Et sans trace de griffures des molosses, ni des coups de becs des crevards, pourtant Hakamio accusa Mumius du désastre.

Il ne nous en restait plus qu'une, celle que nous venions d'achever. Nous avons installé notre campement à ses pieds, chacun ruminant sa déception. Après le souper, les débats s'élevèrent, pour savoir ce qu'il convenait de faire pour parer au désastre. Liareh ne voulut pas entendre ma voix, ni celles de nos chansons, et persistait dans son idéal et sa combativité. Hakamio le soutenait, mais quelques-uns de nos compagnons se rangèrent à mon idée: on ne s'oppose pas au Domaine, ou si l'on s'en rend compte, on rebrousse chemin afin de ne plus attiser son courroux…

Pendant plusieurs jours, je tentais de convaincre mon amour de renoncer à ses folies et de passer une vie tranquille à mes côtés. La compagnie s'amenuisait, les hommes désabusés ou craintifs retournaient aux champs, ou dans les cités, vivre selon nos préceptes.Et bientôt je reparti aussi dans Ycelou, seule bien sûr, mon compagnon préférant les fredaines de son frère à la raison de notre monde.

- Hakamio, c'était le frère de Liareh?

- C'est cela, et il l'est toujours…

- Ils construisent encore?

- Oh oui. Vous les croiserez peut-être. Ne te laisse pas embobiner, Lua. Leur combat est voué à l'échec. Plus ils installent de plates-formes, plus les monstres jaillissent du néant, plus les bêtes sont dangereuses, plus les pièges pullulent! Les aider, c'est aller contre la volonté du Domaine, et cela fini inexorablement par te coûter quelque chose.

Devant la tristesse de Nour, elle n'osa rien ajouter.

Seal lui tendit une énorme tranche de pain recouverte de viande, avec un grand sourire.

- Mange donc. Et ne fait rien tomber, Berlu est prompt lorsqu'il s'agit de goûter du boiseux!

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