Yvette

La musique est vieille, l'appartement poussiéreux, les objets même les plus utiles sont posés là, en musé complet de toute une vie.

Sur la commode en bois de rose, des paquets et cartons ont été rajoutés, insolents marquant le nouveau siècle dans son décor fantomatique.

Yvette peut regarder, au choix, le plafond, le mur de gauche où son fils a bien voulu accrocher le tableau qu'avait peint Alfred l'été de leur mariage, la fenêtre aux rideaux tirés en permanence. Car, comme le dit si bien la petite Anne, on n'est pas obligé de tout montrer aux voisins. Pourtant, les voisins sont comme elle : cloués de différentes façon dans différentes machines. Oui, vraiment, on ne peut plus appeler cela des lits: ils se lèvent, se tournent, ont des barrières, des coussins d'air ou d'eau, des commandes électriques et des systèmes d'alerte.

Autour de son cou, la dernière médaille qu'on lui a remise, ça doit faire deux ans: une pression, et ils viendront.

- Qui donc viendra, Anne?

- Les messieurs de la sécurité. Ils vous appellent au téléphone, et si vous ne décrochez pas, ils viennent tout de suite. Vous verrez, c'est rassurant.

Elle ne pourrait plus actionner le bouton, son bras est trop lourd. Et puis,Yvette n'a pas besoin d'être rassurée. Elle sait bien qu'elle va mourir. Anne a beau y faire, à la laver tous les matins, lui changer ses couches, la masser, lui donner à manger…Et ses médicaments, parce que l'infirmière a dit que ce n'était plus la peine qu'elle passe elle aussi, Anne saurait se débrouiller. De toute façon, la pharmacie note tout sur les boîtes. Anne lui ramène parfois des jeunettes, qui apprennent le métier. Elles font ce qu'elles peuvent, les pauvres, mais son corps est engourdi jusqu'au bout des ongles, sa bouche bave et mouille ses oreillers, Yvette sait qu'elle leur fait peur. Anne leur explique les gestes, et la bonne façon d'utiliser le lit. C'est un peu énervant de les sentir peiner sur une manche à enfiler, ou de les entendre grommeler qu'elles n'y arrivent pas: elles ne regardent même pas Yvette, leurs mains sont trop malhabiles pour qu'elles puissent penser à autre chose. Elles ont toutes l'air de lui reprocher sa peau qui éclate quand on la tient trop fort, ses sphincters qui n'obéissent plus, et son silence.

Yvette chantait avec ses camarades de disgrâce à la fête de Noël. Le cuisinier avait préparé des gâteaux au miel, quelques parents en visites faisaient du bruit dans la grande salle. Elle avait eu comme un coup de couteau dans le crâne, et s'était effondrée dans les bras de la fille de salle. Après l'hôpital, on l'avait montée dans une chambre au dernier étage, avec tous les meubles qu'elle avait avant. Ca prenait beaucoup de place dans cette toute petite pièce…Alfred aussi s'était écroulé comme ça, il avait bien récupéré et puis une mauvaise grippe l'avait emporté.

Yvette soupire. A part tourner lentement la tête, c'est tout ce qu'elle peut faire. Anne connaît ses goûts, et l'habille toujours comme elle aime, et lui met sa musique en partant.

Elle aimerait bien mourir sur cet air-là "…le petit chemin, qui sent la noisette…".

Mais plus rien ne dépend de sa volonté.

Elle attend.

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