le père

Le père est furieux.

Elle lui fait mal, ses os craquent, il les sent proches de la rupture. Il ne veut pas ôter ses habits, après tout, il a déjà pris une douche ce matin, et la chemise serait de trop par ce temps.

Le père crie.

Dans sa langue maternelle, des injures que sa femme n'ose pas traduire tant cela la fait rougir, il était si doux, avant… Il lui récitait des poèmes, il lui apprenait à lire dans cette nouvelle langue barbare de ce nouveau pays si étrange. La fille aussi voudrait bien se boucher les oreilles, mais il faut aider la dame, pas que le père la cogne, sinon ils seront seuls de nouveau pour laver le père.

Les habits jonchent le sol. La première épreuve est passée. Maintenant, il faut enjamber le rebord de la baignoire, d'abord la jambe droite (le pied gauche porterait malheur) bien que du coup, le père doive s'appuyer sur la jambe qui le soutient le moins. Comme tous les jours, il refuse de poser son bras sur l'épaule de quiconque, manque de tomber, se raccroche au rideau et au lavabo, ce qui relance ses douleurs dans les omoplates et sa logorrhée d'injures.

Sa femme hausse le ton, le menaçant d'un chapelet. On est vendredi. Il faut qu'il soit beau, la famille vient manger.

Le père se calme alors, récitant des prières. La dame lui parle, mais il fait la sourde oreille, alors, résignée, elle commence à le laver. La fille lui souffle : "S'il vous plaît, Madame, d'abord la tête, et puis toujours la droite en premier, sinon il va crier".La dame sourit et reprend son ouvrage, comme on lui a dit. Après tout, l'essentiel est qu'il se sente bien, cet homme…

La sortie de la baignoire déclenche le même charivari. Cette fois, le père ne se laissera pas faire, ce n'est pas une bande de gamines qui va imposer la loi. C'est lui, le chef, c'est lui, la force et le soutient! Sa femme réapparaît dans le chambranle, ses grands yeux noirs suffisent pour cette fois à le ramener à des sentiments plus doux. Pour le bas, il se laisse faire. Mais qu'elles sont lentes et idiotes, les servantes de ce hammam! Et qu'il est mal conçu, le père n'a même pas la place de s'assoir…

La fille tend une chemise propre, la dame décide de le prendre par surprise, et lestement lui enfile les deux manches. Le père commence à crier, mais se rend compte de lui-même qu'il est habillé, et que ça sent bon les pâtisseries chaudes vers la cuisine…Son regard se charge de malice, et le gamin de quatre-vingt trois ans trottine vers la cuisine chiper des friandises.

La fille tend un billet à la dame.

"- J'ai un salaire, vous savez…

- Oui, mais le père est dur…

- Avec vous aussi. Moi, c'est mon métier.

- Vous reviendrez ?

- Bien sûr. Vous m'apprendrez?

- Quoi donc?

- Ce qu'il récite? Cela pourrait m'aider à le calmer…

- Ah. C'est difficile à prononcer, Madame.

- Je suis patiente. Et puis, une demi-heure chez vous tous les jours, j'ai le temps avec moi…"

La mère sort de la cuisine, essuyant ses mains sur son tablier.

"- Vous reviendrez, hein, Madame?

- Bien sûr. Ca ne doit pas être facile tout le temps avec lui…

- Non, c'est plus lui, depuis la maladie, c'est plus le même homme.

- Alors, à demain."

En franchissant la porte, la dame entend la fille dire quelques mots rapides à la mère, et la voit lui rendre le billet.

Elle imaginait le père, sans ride, peut-être barbu, souriant comme lorsqu'il l'avait reconnue dans l'embrasure de la porte, lui montrant en ballade sa nouvelle ville, essayant tous les deux de nouvelles habitudes, construisant leur famille ici. Ses doigts fins, ses longues mains…Elle n'avait pas osé demander son métier. Ils ne semblaient pas rouler sur l'or, mais la mère prenait encore drôlement soin de son petit monde, la cuisine était à son départ surchargée de plats recouverts de mets plus appétissants et parfumés les uns que les autres. Il y aurait certainement une belle fête tout à l'heure…

Ils ont téléphoné le soir.

Le père avait voulu se lever seul de la sieste. Sa colonne entière, ses vieux os vermoulus, avaient craqués.

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