Maria

Maison proprette, cernée de massifs, roses, roses trémières, lavande… Qui poussent dans des lopins de terre qu'on a soigneusement entouré de gravier. On ne laisse pas pousser la mauvaise herbe dans le sol de Notre Seigneur. C'est péché.

Il y fait toujours beau, il y fait toujours chaud, l'été est éternellement ancré dans les volets de bois, qu'on ferme quand même, car Maria a froid. Elle empile sur elle des couches de vêtements pour résister au vent de la mer, à la bruine du matin, une bourrasque trop vive pourrait donner le mal.

Dans les maisons voisines, d'autres petits vieux sortent à l'appel de la boulangère, pour prendre un demi pain un jour sur deux. On ne jette pas le pain, durement gagné. C'est péché.

Pour les grosses courses, il faut traverser le lotissement, et passer le pont qui enjambe la grand' route. C'est loin. On passe par la rue des Hirondelles, la ruelle des Loriots, la rue des Mésanges, la petite rue des Merles, et, au fond de l'impasse des Pinsons, on arrive au pont piéton, que les rares gamins en vacances prennent pour une piste de roller. On ne bouscule pas les aînés. C'est péché.

De la cuisine à la chambre et de la chambre au salon, les meubles n'ont jamais bougé, sauf une chaise ou deux, pour faire le ménage du haut. Il y a un bouquet de mimines, dans le pot en faïence avec un chat, et des dizaines d'autres chats en porcelaine dans les vitrines, sur les étagères, près de la cheminée.

Du bois se couvre de poussière dans la petite réserve, car on ne fait plus de flambée, et on ne balaye pas du bois mort, ça attirerait les ganipotes. Viviane sait que c'est péché, alors elle se contente de garnir le frigo de plats tout prêts, et de balayer la non poussière dans les petites pièces où végète Maria. On ne la dérange pas dans ses méditations mystiques. C'est péché.

Le téléphone a beau sonner et résonner, réglé au maximum, Maria ne l'entend pas. Elle est ailleurs. Avant. Quand Marcel l'emmenait en vacances au Maroc. Quand Rodolphe l'emmenait en promenade près du vieux port. Quand elle a perdu son homme, elle s'est perdue. Une fois, un autre l'a retrouvé au fin fond d'elle-même, l'a épousée, lui a donné un enfant. Mais maintenant –depuis plus de trente ans- elle est de plus en plus perdue, de plus en plus sourde au monde, ses yeux vides dans le vague des rouleaux dans lesquels elle ne s'est jamais baignée. C'est bien une idée des gens de la ville…Ici, on pêche, ou pas, on ne va pas se mouiller et risquer la pneumonie. Se rendre malade exprès, c'est péché.

Elle ne se suicide pas, c'est évident:comment retrouver les deux bouts de son cœur dans les Cieux, si elle s'envoie par un acte mauvais aux Enfers?

Elle attend. Horripilée par les visites de sa descendance, qui lui rappelle qu'elle est toujours là. Désœuvrée de sa solitude, qu'elle a créé pour ne pas voir tout ce monde amoureux et vivant qu'elle ne savait plus rejoindre. De toute façon, envier, c'est péché.

Alors elle ferme les yeux. Et voit défiler les années folles où elle aimait.

Viviane, en passant la porte, remarque tout de suite l'odeur, et le corps tordu dans le fauteuil. Elle dépose une petite croix entre ses mains, avant d'appeler le médecin et la famille.

"Vous en faites pas, Madame Maria, le médecin sait qu'il doit pas trop vous défaire, que c'est péché. Bon voyage…"

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