Monsieur Marcel

- Je sais que ce n'est pas évident pour toi, que c'est ton premier jour, mais on va quand même aller chez Monsieur Marcel. Je te fais un petit topo : il a cinquante-six ans, il est plus petit que toi, mais beaucoup plus gros. Il ne se lave pas seul, c'est pas qu'il ne pourrait pas, mais qu'il ne veut pas. C'est d'ailleurs assez difficile, aussi tu vas simplement rester avec moi pour te familiariser. Toutes les affaires sont dans la chambre, près du lavabo, on n'emmène qu'un nouveau change, taille trois, regarde sur le charriot, c'est les verts. Parfait. Il est violent, tu ne t'approches que lorsque je te le dis et pour faire uniquement ce que je te dis. Par contre, tu peux lui parler... Tu vas voir, ce n'est pas facile de communiquer en toutes circonstances, bien que ce soit un des points important de ton futur métier. L'essentiel, pour lui, c'est que nous réussissions à lui laver le visage, et à faire la petite toilette. Le reste, c'est du bonus.
- Il ne pourrait pas prendre une douche?
- Non, dès qu'il est debout, il veut partir, et le brancard douche n'a pas de barrières de sécurité suffisamment hautes pour lui, enfin, tu verras bien... Qu'est-ce que j'oublie? Ah, les médicaments. Les filles de la nuit lui ont déjà donné les gouttes pour qu'il soit plus calme, on ne peut pas lui en donner plus sinon on en fait un légume, et ce n'est pas le but. J'espère qu'elles lui ont donné il y a plus d'une heure... Bref. Tu as bien compris? Tu ne t'approches que si je te le demande, tu fais uniquement ce que je te dis, sauf parler. Et si c'est trop dur pour toi, tu me préviens et tu sors, et tu appelles vite une collègue pour te remplacer. D'accord?
- J'ai compris, je crois.
- Bien. En entrant, tu iras ouvrir les volets. On y va.

- Sale pute! T'es qu'une salope! Vas laver ton cul! Lave-toi toi-même! Sale pute! Connasse!
- Il est toujours comme ça?
- Oui, ne t'approche pas trop, il ne te connaît pas et risque d'être un peu plus violent.
- Ah. Heu. Bonjour, Monsieur Marcel…
- Sale pute! T'as ramené une nouvelle traînée!
- Bonjour Monsieur Marcel. C'est notre nouvelle élève, Elise. Elle est avec moi, pour les soins du matin. On va vous faire la toilette.
- Je baisse les barrières?
- Surtout pas, il risquerait de tomber. Prépare la tablette avec les affaires, pendant que je le déshabille. Monsieur Marcel? Vous allez m'aider à enlever le pyjama.
- Connasse! Lave-toi toi-même! Chuis plus propre que toi!
- Oui, Monsieur Marcel, on va juste vous rafraîchir et vous aider à mettre vos habits.
- J'ai pas besoin d'aide! Chuis propre! Salope! C'est toi qui pues!

Essayant de passer entre les barrières du lit, le vieil homme coince une de ses jambes, l'infirmière profitant de cette immobilisation fortuite pour lui enlever son haut et commencer à lui laver le visage et le dos, passant prestement sous les gifles, évitant les morsures. Elise, un peu en retrait, n'arrive qu'à contempler, fascinée, la corrida aquatique. Un dernier mouvement de serviette, une manche puis l'autre, la chemise est passée, malgré les hurlements, les insultes, les appels au secours.
- On va décoincer sa jambe. A mon signal, tu débloques la barrière, tu la baisses de quelques centimètres, pour que je puisse enlever son pied, et tu la remontes aussitôt. Compris?
- Heu, oui…
- Monsieur Marcel? Je vais vous décoincer le pied, et vous laver le bas, on va enlever le pantalon et la couche.
- Salope! Tu veux voir mon cul! Ton mari te baise pas? Traînée! Connasse!
- Maintenant, Elise!

Et le ballet reprend sous les yeux médusés de la jeunette, gestes rapides et précis de l'infirmière, tentatives de coups et de fuites du vieillard. C'est qu'il est imposant, même du fond du lit, Elise voit bien qu'il est encore très musclé. Chacun de ses mouvements fait trembler le lit, heureusement que les freins sont solides.

- Elise, sonne, s'il te plaît, la collègue va nous aider pour faire la petite toilette.
- Comment vous faites?
- Elle va lui tenir les bras, tu vas l'aider, et je vais m'occuper du soin.
- Ah…

La collègue lui sourit en lui expliquant le plaquage à effectuer. Comment peuvent-elles être aussi calmes et résolues?

Monsieur Marcel se débat de plus belle, arrachant au passage la sonnette qui atterri dans la cruche.
- Tu penseras à changer son eau et sa sonnette, Elise.
- Heu oui…

Et en plus elle arrive à penser à ce genre de détail, alors qu'elle lutte pour enfiler la deuxième jambe, et que les renforts ont du mal à retenir les bras puissants du Monsieur ?

- Elise, tu vas baisser les barrières, on va aider le Monsieur à se mettre debout, et puis tu l'accompagneras dans la salle à manger pour le petit déjeuner. Troisième table, près des fleurs.
- D'accord.
- Vous avez entendu, Monsieur Marcel? Votre calvaire est fini, vous allez pouvoir déjeuner.
- C'est pas trop tôt. Salope! T'en as bien profité, hein! Lave-toi toi-même!
- Tu vas voir, une fois debout, il est tout gentil. Prenez bien appuis sur mon bras. Servez-vous de vos genoux. Voilàààààà.

Le visage de Monsieur Marcel s'éclaire brusquement, il pose sa main tout en douceur sur le bras d'Elise – qui n'en mène pas large- et commence à trottiner vers la salle à manger.

- Fais attention, il veut toujours aller vite, mais ses jambes ne le portent pas bien. Rejoins-nous chambre 12, après.
- Ah? D'accord.

Plusieurs personnes sont déjà attablées, plus ou moins réveillées. Elise hésite un moment. Deuxième table, près des fleurs, une dame est installée, jouant avec son dentier qu'elle place et replace sur ses gencives.
- Venez Monsieur Marcel. Je vous sort la chaise. Le petit déjeuner sera servi dans quelques minutes, je vois les filles préparer les tartines. Vous avez tout ce qu'il vous faut?
Devant son silence buté, Elise jette encore un coup d'œil de vérification, tout à l'air conforme à ce qu'on lui a appris.

Chambre 12, il n'y a qu'un lit à refaire, Elise, tremblant un peu du combat précédent, ose:

- Il vous insulte souvent?
- Tous les matins.
- Et pourquoi fait-il ça?
- Oh, tu sais…Bon, on peut en parler un peu ici, il n'y a pas d'autre patient. Sinon, on trahirait le secret médical, d'accord?
- Oui…
- Eh bien, il a trop bu dans sa vie, maintenant qu'il est sevré et très vieux, son organisme s'est dégradé, et son cerveau reste bloqué sur sa colère. Tu as déjà fait le premier module psy? Ou l'hépato-gastro?
- Non, on n'a eu que trois semaines de cours, c'est mon premier stage…
- Alors tu demanderas au médecin. C'est complexe, comme situation. Je crois qu'il ne se rend pas bien compte, en tout cas son comportement n'a pas évolué depuis que je travaille ici. ce n'est pas facile non plus pour les autres patients, tu sais, en moyen séjour, d'habitude, les gens ne restent que quelques mois, pour se remettre d'une blessure ou d'un avc.
- Un avc?
- Accident vasculaire cérébral. Tu verras ça en cardio. Il y a beaucoup de pathologies différentes, mais tous nos pensionnaires sont là en vue d'un rétablissement... Une grande partie d'entre eux ne récupèreront malheureusement pas toutes leurs capacités...
- Et pour Monsieur Marcel, le médecin ne trouve pas de traitement?
- Soigner, ce n'est pas guérir. L'assomer avec des psychothropes, ce n'est pas une bonne idée. Il faudrait qu'il puisse se vider de sa colère, mais je crois qu'il n'y arrivera jamais. Ca fait déjà douze ans qu'il est chez nous.
- Douze ans?!
- Oui.Pourquoi ça crie, dans la salle?

Bloquant à demi l'entré, les chariots du petit déjeuner et les filles, hilares, qui leur font signe de regarder la table de Monsieur Marcel et Madame Lucie.

- Lave-toi toi-même, salope!
- Comme c'est gentil, mais je ne comprends pas bien ce que vous dites…
- Connasse, tu pues!
- Ah, non, surtout du café.
- Traînée, saaaaaalooooooooope!
- Oui, je suis un peu sourde, alors veuillez parlez plus fort…

Apercevant les chariots, elle se penche légèrement:
- Madame l'infirmière, c'est fort aimable de m'avoir donné un voisin, mais voudriez-vous m'écrire ce qu'il me dit, je n'entends pas très bien…
- Saloooooooooooooooooooooooooooooooooope!

- Regarde, Josianne,l'autre élève a dû installer Madame Lucie en face de lui, elle doit être contente, personne ne veut jamais manger avec elle vu qu'elle est sourde comme un pot!
- Heu, non, c'est moi qui ai mis Monsieur Marcel ici...
- Hé bien tu auras fait une heureuse ce matin, Elise…

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